Patrick Bélanger
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Demis Hassabis, PDG de DeepMind et laurĂ©at du prix Nobel de chimie, a rĂ©cemment dĂ©clarĂ© lors dâune interview que lâintelligence artificielle pourrait permettre de guĂ©rir toutes les maladies dans les dix prochaines annĂ©es. Cette affirmation a suscitĂ© de vives rĂ©actions dans la communautĂ© scientifique et technologique.
DeepMind, filiale de Google, est une entreprise pionniĂšre dans le domaine de lâIA qui a notamment dĂ©veloppĂ© AlphaFold, un systĂšme capable de prĂ©dire la structure des protĂ©ines avec une prĂ©cision remarquable - travail qui a valu Ă Hassabis son prix Nobel. Cette avancĂ©e reprĂ©sente une percĂ©e majeure pour la recherche mĂ©dicale, car comprendre la structure des protĂ©ines est fondamental pour le dĂ©veloppement de mĂ©dicaments.
La prĂ©diction dâHassabis repose sur lâidĂ©e que lâIA pourrait accĂ©lĂ©rer considĂ©rablement la recherche mĂ©dicale en simulant des processus biologiques complexes, en identifiant de nouvelles cibles thĂ©rapeutiques et en concevant des mĂ©dicaments personnalisĂ©s. Selon lui, nous sommes Ă lâaube dâune rĂ©volution dans la façon dont nous abordons les maladies.
Cependant, de nombreux experts en biotechnologie et en médecine soulignent plusieurs obstacles majeurs à cette vision :
Le temps de dĂ©veloppement clinique : MĂȘme avec une dĂ©couverte prometteuse, le processus de validation clinique prend gĂ©nĂ©ralement 6 Ă 15 ans par maladie, avec un taux de rĂ©ussite infĂ©rieur Ă 8%.
La complexitĂ© biologique : Le terme âmaladieâ englobe plus de 10 000 codes CIM diffĂ©rents, des troubles monogĂ©niques aux maladies chroniques polygĂ©niques, en passant par les cancers et les infections.
Les contraintes rĂ©glementaires : Les organismes comme la FDA exigent des donnĂ©es de sĂ©curitĂ© Ă long terme qui ne peuvent ĂȘtre accĂ©lĂ©rĂ©es au-delĂ dâun certain point.
Les dĂ©fis socio-Ă©conomiques : MĂȘme avec des traitements disponibles, leur distribution mondiale Ă©quitable pose dâimmenses dĂ©fis logistiques, Ă©conomiques et politiques.
Entre lâenthousiasme dĂ©bordant de la Silicon Valley et le scepticisme catĂ©gorique des experts mĂ©dicaux traditionnels se trouve probablement une rĂ©alitĂ© plus nuancĂ©e. LâIA va indĂ©niablement transformer la recherche mĂ©dicale, mais pas nĂ©cessairement selon le calendrier ambitieux proposĂ© par Hassabis.
Ce que nous observons actuellement est une accĂ©lĂ©ration significative de certaines Ă©tapes du processus de dĂ©couverte de mĂ©dicaments. LâIA peut analyser des quantitĂ©s massives de donnĂ©es biomĂ©dicales et proposer des hypothĂšses que les chercheurs nâauraient peut-ĂȘtre pas envisagĂ©es. Elle peut Ă©galement optimiser les structures molĂ©culaires pour amĂ©liorer lâefficacitĂ© et rĂ©duire les effets secondaires potentiels.
Toutefois, la biologie humaine reste dâune complexitĂ© vertigineuse. Notre comprĂ©hension des mĂ©canismes fondamentaux de nombreuses maladies demeure incomplĂšte. LâIA ne peut analyser que les donnĂ©es dont nous disposons dĂ©jĂ , et de nombreuses maladies nĂ©cessitent encore des recherches fondamentales pour ĂȘtre pleinement comprises.
La prĂ©diction dâHassabis pourrait se rĂ©aliser partiellement : nous verrons probablement des avancĂ©es spectaculaires pour certaines catĂ©gories de maladies dans les dix prochaines annĂ©es. Des percĂ©es majeures pour des maladies comme certains types de cancer, des maladies infectieuses spĂ©cifiques ou des troubles gĂ©nĂ©tiques bien caractĂ©risĂ©s sont tout Ă fait envisageables.
Ce qui semble plus probable, câest que lâIA nous aidera Ă dĂ©velopper des traitements plus efficaces et personnalisĂ©s pour un nombre croissant de maladies, sans nĂ©cessairement toutes les âguĂ©rirâ au sens strict. La mĂ©decine Ă©voluera vers une approche plus prĂ©ventive et personnalisĂ©e, oĂč les interventions seront adaptĂ©es au profil gĂ©nĂ©tique et environnemental unique de chaque patient.
Imaginez que vous ĂȘtes propriĂ©taire dâun restaurant gastronomique rĂ©putĂ©, et que votre mission est de crĂ©er le menu parfait pour chaque client. Avant lâarrivĂ©e de lâIA, vous deviez tester chaque recette une par une, en ajustant les ingrĂ©dients au hasard, puis attendre les commentaires des clients pour savoir si le plat Ă©tait rĂ©ussi. CâĂ©tait long, coĂ»teux, et souvent dĂ©cevant.
Maintenant, avec lâIA, vous avez un assistant culinaire extraordinaire qui connaĂźt tous les livres de cuisine du monde, comprend les interactions chimiques entre les ingrĂ©dients, et peut mĂȘme prĂ©dire les prĂ©fĂ©rences de vos clients basĂ©es sur leur historique. Cet assistant peut suggĂ©rer des combinaisons dâingrĂ©dients auxquelles vous nâauriez jamais pensĂ©.
Mais voilĂ , mĂȘme avec cet assistant magique, vous devez toujours :
Alors oui, votre assistant IA va rĂ©volutionner votre cuisine et vous permettre de crĂ©er des plats extraordinaires que vous nâauriez jamais imaginĂ©s. Mais prĂ©tendre que dans dix ans, vous aurez créé le plat parfait pour chaque palais, chaque rĂ©gime alimentaire et chaque allergie au monde⊠câest peut-ĂȘtre commander un menu dĂ©gustation un peu trop ambitieux, mĂȘme pour le plus talentueux des chefs!
Nous sommes Ă lâaube dâune rĂ©volution mĂ©dicale sans prĂ©cĂ©dent! La prĂ©diction de Demis Hassabis nâest pas seulement plausible, elle pourrait mĂȘme ĂȘtre conservatrice. Lâhistoire nous a montrĂ© maintes fois que nous sous-estimons systĂ©matiquement la vitesse du progrĂšs technologique.
Rappelons-nous quâil y a Ă peine quelques annĂ©es, la gĂ©nĂ©ration dâimages par IA semblait ĂȘtre un objectif lointain. Les experts prĂ©disaient que nous nây arriverions pas avant 50 Ă 75 ans. Pourtant, Stable Diffusion est arrivĂ© seulement 2,5 ans plus tard. LâIA mĂ©dicale pourrait connaĂźtre une trajectoire similaire.
Ce qui rend cette rĂ©volution particuliĂšrement prometteuse, câest la convergence de plusieurs technologies transformatives : lâIA gĂ©nĂ©rative, lâĂ©dition gĂ©nĂ©tique CRISPR, la biologie synthĂ©tique, et lâinformatique quantique. Ensemble, ces technologies forment un Ă©cosystĂšme dâinnovation qui se renforce mutuellement.
Imaginez des systĂšmes dâIA capables de simuler parfaitement le fonctionnement dâune cellule humaine, puis dâun organe, et finalement dâun corps entier. Ces simulations permettraient de tester des milliers de traitements potentiels en quelques heures, au lieu de plusieurs annĂ©es. Les essais cliniques pourraient ĂȘtre considĂ©rablement raccourcis grĂące Ă une sĂ©lection ultra-prĂ©cise des candidats mĂ©dicaments les plus prometteurs.
De plus, lâIA pourrait personnaliser les traitements Ă un niveau inimaginable aujourdâhui. Chaque patient recevrait un traitement spĂ©cifiquement conçu pour son profil gĂ©nĂ©tique, son microbiome, son mode de vie et son environnement. La mĂ©decine de prĂ©cision deviendrait la norme, pas lâexception.
Quant aux obstacles rĂ©glementaires, ils Ă©volueront nĂ©cessairement face Ă lâefficacitĂ© dĂ©montrĂ©e de ces nouvelles approches. Les agences comme la FDA adapteront leurs processus pour accommoder ces innovations tout en maintenant des standards de sĂ©curitĂ© Ă©levĂ©s.
Dans dix ans, nous pourrions vivre dans un monde oĂč le cancer est devenu une condition gĂ©rable, oĂč les maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives peuvent ĂȘtre inversĂ©es, et oĂč les maladies infectieuses sont rapidement neutralisĂ©es par des traitements ciblĂ©s. Ce nâest pas de lâoptimisme aveugle, câest une projection basĂ©e sur la trajectoire exponentielle des technologies convergentes.
La prĂ©diction de Demis Hassabis reprĂ©sente malheureusement un exemple classique de lâhubris technologique qui caractĂ©rise trop souvent les leaders de la Silicon Valley. Cette tendance Ă surestimer drastiquement ce que la technologie peut accomplir Ă court terme tout en sous-estimant la complexitĂ© des problĂšmes du monde rĂ©el nâest pas nouvelle.
Rappelons-nous les promesses similaires faites par dâautres figures de la tech. Elizabeth Holmes de Theranos promettait de rĂ©volutionner les tests sanguins. Craig Venter affirmait en 2010 que le sĂ©quençage du gĂ©nome humain mĂšnerait Ă des traitements personnalisĂ©s pour tous en quelques annĂ©es. Ces prĂ©dictions se sont rĂ©vĂ©lĂ©es dramatiquement exagĂ©rĂ©es.
La rĂ©alitĂ© biologique est infiniment plus complexe que les modĂšles informatiques. MĂȘme avec lâIA la plus avancĂ©e, nous nous heurtons Ă des limites fondamentales :
La complexitĂ© Ă©mergente : Les systĂšmes biologiques prĂ©sentent des propriĂ©tĂ©s Ă©mergentes qui ne peuvent ĂȘtre prĂ©dites simplement en analysant leurs composants individuels.
Les limites Ă©thiques : Les essais cliniques ne peuvent ĂȘtre accĂ©lĂ©rĂ©s indĂ©finiment sans compromettre la sĂ©curitĂ© des patients. Chaque nouvelle thĂ©rapie doit ĂȘtre testĂ©e sur de vraies personnes pendant des pĂ©riodes suffisamment longues.
Les inĂ©galitĂ©s dâaccĂšs : MĂȘme si nous dĂ©veloppions des traitements rĂ©volutionnaires, lâhistoire nous montre que leur distribution serait profondĂ©ment inĂ©gale. La tuberculose est curable depuis des dĂ©cennies, pourtant elle tue encore plus dâun million de personnes chaque annĂ©e.
Les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques : Lâindustrie pharmaceutique est structurĂ©e autour de traitements chroniques plutĂŽt que de cures dĂ©finitives. Un mĂ©dicament qui guĂ©rit complĂštement une maladie est moins rentable quâun traitement Ă vie.
Ce qui est particuliĂšrement prĂ©occupant, câest que ces promesses grandioses dĂ©tournent lâattention et les ressources des approches plus pragmatiques et Ă©prouvĂ©es pour amĂ©liorer la santĂ© publique : lâaccĂšs universel aux soins, la prĂ©vention, lâamĂ©lioration des conditions de vie, la rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s sociales.
Dans dix ans, nous aurons certainement fait des progrĂšs significatifs dans certains domaines spĂ©cifiques, mais lâidĂ©e que âtoutes les maladiesâ seront guĂ©ries relĂšve davantage du marketing que de la science. Et pendant que nous poursuivons ces rĂȘves technologiques, des millions de personnes continueront Ă souffrir de maladies que nous savons dĂ©jĂ traiter, simplement parce que ces traitements ne leur sont pas accessibles.
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